A l’heure où nous célébrons le centenaire de la naissance de Frantz Fanon, figure majeure de la pensée anticoloniale à laquelle nous devons tant (cf. nos précédents articles et nos travaux dans le cadre des « Ateliers Frantz Fanon »), j'ai souhaité revisiter ses principaux ouvrages pour réfléchir à la façon dont il analyserait les régimes politiques actuels en Afrique – ces « Wakanda inversés », où les ressources abondent mais les peuples demeurent privés quasiment de tout : biens, services, droits et dignité. Les populations sont spoliées et avilies !
Je propose ici le fruit de cette réflexion personnelle, en espérant rester fidèle à la vision de ce frère d’une exceptionnelle clairvoyance sur la condition socio-politique de l’humain dans l’Afrique postcoloniale. Pour donner assise à mon propos, je convoque des auteurs ayant commenté les écrits de Fanon ou constaté les faits visés par ce dernier, tout au moins sur les questions relevées.
Voici un aperçu des éléments ressortant de notre propre lecture de l’œuvre du médecin psychiatre martiniquais quant au questionnement susdit. Précisons que, outre les auteurs tiers cités ici, nos références fanoniennes prennent appui sur 3 textes : Les damnés de la terre (1961), Peau noire, masques blancs (1952) et Pour la révolution africaine (1964, publication posthume).
1. La persistance du colonialisme sous d'autres formes
Dans Les damnés de la terre (1961), Fanon décrit avec une lucidité prophétique la formation de la bourgeoisie nationale après les indépendances africaines. Selon lui, cette nouvelle élite n'a pas de projet démocratique ou émancipateur : elle remplace le colonisateur tout en conservant les mêmes structures de domination. Il affirme que La bourgeoisie nationale « se contente de remplir les fonctions d'intermédiaire ». Cette analyse s'applique parfaitement aux régimes d'Afrique centrale, marqués par le clientélisme, la confiscation du pouvoir et la répression des oppositions voire des populations.
Jean-François Bayart (1989), dans L'État en Afrique : La politique du ventre, a approfondi cette dynamique en montrant comment les élites africaines postcoloniales reproduisent des logiques patrimoniales de l'État, en pillant sans vergogne les ressources au profit d'intérêts privés ou familiaux.
2. L’oppression et l’aliénation du peuple
Fanon considère que les structures oppressives ne disparaissent pas avec la décolonisation politique. Dans Peau noire, masques blancs (1952), il analyse les effets psychologiques de la colonisation sur les dominés, qui peuvent intérioriser leur infériorité. Cette aliénation continue sous les régimes autoritaires, qui infantilisent les citoyens et brident leur participation politique.
Achille Mbembe (2013), dans Critique de la raison nègre, prolonge cette lecture en montrant comment les formes postcoloniales de pouvoir s'appuient sur des technologies d'asservissement mental et symbolique, en plus de la violence physique.
3. Le néocolonialisme et les complicités extérieures
Fanon aurait vu dans les dictatures d’Afrique centrale une forme de continuité néocoloniale. Dans Pour la révolution africaine (1964), il dénonce la collaboration des élites locales avec les anciennes puissances coloniales. Ces régimes sont souvent maintenus au pouvoir par des alliances étrangères soucieuses de conserver l’accès aux ressources stratégiques (pétrole, coltan, forêts, etc.). Ce qu’atteste Georges Nzongola-Ntalaja (2002), dans The Congo : From Leopold to Kabila, lorsqu’il démontre comment les dictatures congolaises ont été constamment soutenues par les puissances occidentales, au détriment de la souveraineté populaire et de la justice sociale.
4. L’appel à une révolution populaire
Fanon ne croyait pas en une réforme progressive des systèmes oppressifs : il appelait à une transformation radicale. Dans Les damnés de la terre, il affirme que « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l'accomplir ou la trahir ». Il considérait que les masses doivent se mobiliser activement pour bâtir un ordre nouveau, fondé sur la dignité, l'égalité et la responsabilité collective. Ainsi, Lewis R. Gordon (2015), dans What Fanon Said, rappelle que Fanon ne faisait pas simplement appel à la révolte, mais à une responsabilité historique des peuples à concevoir des formes d’existence plus humaines.
5. Une nouvelle élite révolutionnaire
Pour éviter que les oppresseurs ne soient simplement remplacés par d’autres oppresseurs, Fanon insistait sur la formation d’une nouvelle élite révolutionnaire, ancrée dans les réalités populaires. Cette élite devait rompre avec les privilèges et servir de relais à la voix du peuple. Ce que reprend Nigel C. Gibson (2003), dans Fanon : The Postcolonial Imagination, en montrant que Fanon appelait à créer un État fondé sur la participation populaire, la justice sociale et la création culturelle. L’expérience de Thomas Sankara (1983–1987), bien que plus ou moins indépendante de Fanon, incarne cette exigence d’une rupture radicale avec l’ordre néocolonial, au service d’une souveraineté populaire authentique.
En conclusion, nous dirions que Frantz Fanon aurait vu déjà dans les régimes politiques de l'Afrique postcoloniale, une trahison des luttes de libération pour l'indépendance. En effet, plusieurs décennies après, cela ne s'est pas démenti, particulièrement pour la région équatoriale où persistent des systèmes politiques et économiques de prédation éhontés, porteurs d'une violence des plus dévastatrices non seulement pour la vie des populations, mais aussi, désormais, pour l'ensemble des écosystèmes: faune et flore y sont en péril!
Frantz Fanon aurait dénoncé ces régimes comme les relais internes d'un système mondial d'exploitation, appelant les peuples à la vigilance, à la mobilisation et à une véritable refondation politique. Il nous inviterait encore, de nos jours, à penser l’Afrique depuis ses marges, à travers les voix de ceux qu’il appelait « les damnés de la terre », du célèbre titre de son ultime ouvrage: un réel cri d'espérance!
Paul Mayoka, sociologue et anthropologue (Ph. D), SocioAnthropoesis Institute: Ateliers Frantz Fanon
Bibliographie
Bayart, Jean-François. L'État en Afrique : La politique du ventre. Fayard, 1989.
Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil, 1952.
Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. Préface de Jean-Paul Sartre, Maspero, 1961.
Fanon, Frantz. Pour la révolution africaine : Écrits politiques. La Découverte, 1964.
Gibson, Nigel C. Fanon: The Postcolonial Imagination. Polity Press, 2003.
Gordon, Lewis R. What Fanon Said: A Philosophical Introduction to His Life and Thought. Fordham University Press, 2015.
Mbembe, Achille. Critique de la raison nègre. La Découverte, 2013.
Nzongola-Ntalaja, Georges. The Congo: From Leopold to Kabila. A People's History. Zed Books, 2002.
Sankara, Thomas. Discours et écrits. Présence Africaine / Syllepse, série 1983–1987.