LA REPRESENTATION DE LA PERSONNE HUMAINE PARMI LES BAKOONGO (Afrique centrale): De la participation et de l’individuation en anthropologie[1]

 [1] Thèse de doctorat (NR) soutenue en octobre 1995 dans le cadre du CRIA : Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie de l'UFR des Sciences sociales de l’Université Marc Bloc de Strasbourg (répertoire national des thèses:http://www.theses.fr/1995STR20084 ou http://www.sudoc.fr/041595424)

RESUME

A partir des données de terrain, l'étude montre que la vision koongo de la personne est un système de pensée global dont l'enjeu primordial est l'être humain. Celui-ci grâce à une série de correspondances élémentaires entre l'individuel, le social et le cosmique, s'inscrit dans une temporalité cyclo-linéaire marquée par quatre moments : deux représentant la "plénitude", respectivement dans le "monde d'en haut" et dans le "monde d'en bas", et deux autres le passage de l'un a l'autre. Cette intégration est rendue possible par une constitution tétradique s'articulant en "personne intérieure" et en "personne extérieure", composée chacune d'un élément subtil (ou fluide) et pérenne, et d'un élément sensible (ou grossier) et éphémère. L’homme est ainsi une double dyade (2x2): une formule d'accroissement dans l'être, donnant sens à son pluralisme constitutionnel et existentiel, avec ses prolongements sociaux et cosmiques. Ce système de "participation" suppose l'identification préalable des différents ordres et de leurs composants, laquelle prend la forme d'une autoreprésentation de soi chez l’homme : l'"individuation", tout en s'inscrivant dans une vision intégrative par rapport à son environnement. Ainsi, contrairement au discours de l'anthropologie traditionnelle, ces deux dimensions ne sont pas forcément exclusives l'une de l'autre.

Abstract

THE HUMAN BEING IN THE KOONGO THOUGHT (CENTRAL AFRICA): Participation and Individuation in Anthropology

the study shows, from some fieldwork's data, that the koongo view of man is a global system of thought, whose the only stake is the human element. indeed, by defining the person as the sum of the individual, the social and the cosmic coordinates, it lets the latter enter in a cyclical and linear existence, characterized by four successive moments: two as the "fulfilment" stats, respectively in the "upper land" and in the "lower land", and the other two as intermediate ones. however, that wouldn't be possible if the man wasn't a double entity: "inner man" and "outer man", whose each of them is made up of two elements: a subtle (or fluid) and perennial one, a perceptible (or coarce) and ephemeral one. this double dyadic structure (2x2) hasn't any other purpose than to increase the human being. so, the constitutional and existencial pluralism becomes explainable, particularly its sending back to the social and cosmic orders. this is an integrating vision of the person: the "participation", which supposes to distinguish first the different orders and their components; that means about the man, to have his own image of oneself: the "individuation". these two principles are not necessarily opposite contrary to what the anthropologists usually say.

 

UNE FORME DE LIEN SOCIAL : LA PERSONNE KOONGO

L'étude, circonscrite aux régions frontalières de l'extrême sud-est du Congo-Brazzaville, porte sur la représentation traditionnelle de la personne humaine koongo (d'Afrique centrale). Elle voudrait montrer, à partir des faits recueillis autour des principaux événements marquant l’existence individuelle, comment cette vision s’articule en un système de correspondances élémentaires entre les ordres cosmique, social et individuel, visant à accroître et à perpétuer l’élément humain. En effet, la cosmogonie koongo présente le monde comme un lieu d’équilibre et de complétude pour l’homme, inférant de fait le « dualisme complémentaire »[1] comme schéma constitutif de tout être. Aussi, en dernier ressort, nous interrogeons-nous sur la pertinence d’une opposition exclusive, selon l’héritage de l’anthropologie classique, entre les principes de participation et d’individuation.

L’univers koongo se différencie selon deux niveaux: « le monde d'en haut », domaine des réalités diurnes ou ordinaires, grossières ou apparentes, et « le monde d'en bas », lieu des réalités nocturnes ou cachées, subtiles ou authentiques, les deux étant séparés par des eaux, m’laangu.

Suivant leurs "pouvoirs", (zi-)ngolo, c’est-à-dire leur « capacité à être », les différents êtres s'y répartissent en plusieurs catégories : les animaux, les végétaux, les minéraux et les divers objets (inanimés), dans le monde d’en haut ; les êtres « non-incarnés » ou « désincarnés », tels que les ancêtres, dans celui d’en bas ; entre ces deux compartiments de l’univers, les êtres humains, et enfin, situé dans un au-delà inaccessible, l'Etre suprême.

Autour de cet univers, le soleil, ntaangu, effectue son parcours, diurne (en haut) et nocturne (en bas), en quatre étapes : le lever, le zénith, le coucher et le nadir, ordonnant par là même une temporalité a priori cyclique, comme le rythme annuel des saisons, mbaandu, elles aussi au nombre de quatre. Mais le temps koongo, moment ou durée, est toujours le temps d’un événement : l'homme principalement, et le cours existentiel de ce dernier est fait à la fois de discontinuité et de continuité. La temporalité quaternaire des Bakoongo recèle donc une part d'irréversibilité : elle est non seulement cyclique mais cyclo-linéaire.

Les relations entre l'individu et son environnement passent par un ordre social régi selon le principe de la matrilinéarité. Ce dernier différencie la société en matriclans, (zi-)mvila, qui eux-mêmes se subdivisent en matrilignages, (ma-)kaanda (groupes moins fictifs), puis en lignées dont l’unité de base est constituée par la mère, son frère et son enfant. A ceux-ci se rattache, en vertu de l'alliance, un « étranger » (au matrilignage) : le père, pour former une tétrade comme « groupe de parenté minimal », matrice de toute relation interindividuelle.

Sur le plan vertical, la parenté koongo distingue quatre générations : les « enfants », les « parents », les « grands-parents » et les « arrière-grands-parents » (associés aux ancêtres du lignage).

Le matrilignage est pour le M’koongo, le lieu primordial d’inscription au monde, représenté par une tétrade constituée en fait des catégories universelles - relevées ci-dessus - transformées en catégories particulières ou coordonnées lignagères: l'Etre suprême y devenant le « Seigneur ou chef du lignage », les êtres désincarnés les « morts ou ancêtres du lignage », les êtres humains les « membres du lignage », et enfin les animaux, les végétaux et les divers objets figurant dans la catégorie de « pays ou terres du lignage ».

Circonscrit ainsi dans l’espace et dans le temps communautaire, le parcours existentiel de l’individu, à l’image de celui du soleil, se déroule en quatre étapes : « l'enfance », de la naissance à la puberté, « l’âge adulte », de la puberté à la ménopause (ou l'andropause), « la vieillesse », de la ménopause à la mort (la levée de deuil), et enfin « l’état d’ancêtre », de cette dernière à la naissance. L'état d'adulte représente le summum en haut et celui d'ancêtre la plénitude en bas, alors que l'enfance et la vieillesse, à cheval entre les mondes de la vie et de la mort, sont considérées comme des étapes transitoires, l'une pour « faire » la personne, l'autre pour la « défaire » en vue du statut d’ancêtre.

A cette continuité progressive de la personne, s’ajoute une constitution pluri-élémentaire articulant, du plus intime au plus apparent, luunzi, à la fois le « principe de perception » et « l'ultime réalité de la personne » (la « personne même »), mweela, le « souffle » ou le « principe de vie », meenga, le « sang », le « principe d’appartenance » (matriclanique), et enfin nitu, le « corps humain », le « principe physique ».

Ces constituants s'articulent deux par deux en « personne intérieure » pour les deux premiers, et en « personne extérieure » pour les deux autres ; chaque paire comporte un élément subtil (ou fluide) et pérenne, et un élément sensible (ou grossier) et éphémère (cf. Schéma ci-joint). L'homme est ainsi une tétrade, plus précisément une double dyade (2 x 2 éléments).

Avec cette double parité élémentaire nous retrouvons chez l’homme, sous sa forme intensifiée et achevée, le principe d’équilibre et de complétude : le dualisme complémentaire, gage de « pouvoirs » en vue de l’idéal cosmogonique de plénitude et de pérennité.

La récurrence des tétrades de tous ordres (cosmique, social et individuel), dans le temps et dans l’espace, et leur système de correspondances anthropocentré, témoignent d’une vision intégrative de l’homme. Ce système par lequel nous définissons la « participation », suppose au préalable une approche distinctive des différents domaines concernés. Appliquée à la personne elle-même, cette identification prend la forme d'une singularisation opérant depuis les déterminants extérieurs, ou collectifs, jusqu'à la plus intime des réalités personnelles dite la « vraie personne ».

La personne koongo est donc tout aussi bien unité de relations et d'équilibre qu’unicité dans l’être et dans l’existence, à cette différence que l’individuation procède chez elle d’une affirmation non pas oppositive mais intégrative. Celle-ci constituerait donc avec la participation deux principes personnels toujours donnés dont seules varieraient, dans l’espace et dans le temps, les modalités d'actuation.

Tag(s) : #Anthropologie, #Philosophie
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