Fanon (2025) : J’ai vu le film… Un réel coup de poing cinématographique et une leçon de psychothérapie « décoloniale » toujours valable de nos jours.
Il y a des films qui ne se contentent pas de divertir, mais qui cherchent à éveiller, à instruire, à bousculer. Fanon, réalisé par Jean-Claude Barny et sorti en avril 2025, appartient à cette catégorie rare. Ce biopic retrace un pan essentiel de la vie de Frantz Fanon, psychiatre, militant anticolonialiste et penseur majeur du XXᵉ siècle, en particulier ses années passées à l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie.
Dans cet établissement, Fanon découvre, avec effroi, comment la violence coloniale infiltre jusqu’à la santé mentale des dominés. Alexandre Bouyer incarne Fanon avec une intensité brûlante, rendant justice à la complexité d'un homme à la fois médecin, penseur et militant pour les indépendances. Bouyer ne joue pas Fanon, il l'habite : il est cette rage contenue, cette lucidité dévorante. Ses monologues, tirés des textes originaux, sont hurlés plus que déclamés — comme si les mots devaient traverser six décennies de censure bourgeoise.
Jean-Claude Barny, quant à lui, balaye d’emblée les conventions du biopic classique. Pas de narration académique, pas de reconstitution muséale : Fanon est un manifeste en mouvement, une réappropriation brutale et nécessaire de la pensée du guerrier intellectuel martiniquais. Le montage entrechoque les époques : les scènes de la bataille d’Alger résonnent avec les révoltes des banlieues françaises de 2025, tandis que les consultations psychiatriques à Blida font écho aux souffrances psychiques des descendants d'esclaves et de migrants.
Sur le plan esthétique, Barny signe une œuvre sobre et élégante. Les couleurs chaudes, la lumière naturelle et la bande sonore — un malicieux mélange de jazz et d’art tambourinaire « gwoka » — plongent le spectateur dans l’atmosphère des années 1950 tout en évitant le folklore. La caméra devient une arme de combat, projetant la névrose coloniale directement au cœur du spectateur.
Mais Fanon n’est pas exempt de faiblesses. Le rythme, parfois languissant, et les dialogues émaillés de citations savantes, risquent de rebuter un public peu familier de son œuvre. Certaines dimensions complexes du penseur — sa relation ambivalente avec Aimé Césaire, son analyse des rôles de genre dans la lutte révolutionnaire — sont survolées. Le personnage de son épouse Josie Fanon, incarné par Déborah François, reste trop en retrait là où une perspective plus intime aurait enrichi la narration.
Fidèle à la radicalité de Fanon, Barny n’édulcore rien. La violence révolutionnaire n'est pas suggérée, elle est montrée comme une nécessité historique. Une séquence marquante montre l'entraînement des combattants du FLN entremêlé à des scènes de brutalités policières modernes, rappelant que l'oppression a changé de costume, mais non de nature.
Le film pulvérise les mythes libéraux :
- Non, Fanon ne « déplorait » pas la violence des colonisés, il la comprenait comme une réponse vitale.
- Non, son combat n’était pas universel de manière abstraite, mais résolument du côté des peuples opprimés.
- Oui, la psychiatrie coloniale qu’il dénonçait persiste aujourd’hui sous des formes nouvelles : tests discriminants, surmédicalisation des quartiers populaires.
Sur le plan de la pratique psychothérapeutique, Fanon fait ressortir des éléments révolutionnaires toujours d’actualité :
- Le refus d’une psychiatrie apolitique : Fanon considère la santé mentale des colonisés à travers la grille du racisme, de l’oppression et de la violence systémique.
- Une thérapie tournée vers la libération : Il ne cherche pas à adapter ses patients à une société injuste, mais à raviver leur dignité et leur capacité de révolte.
- Une approche collective du soin : Fanon organise des groupes de parole et encourage l'expression communautaire, rompant avec l'individualisme thérapeutique.
- Un engagement politique radical : Il quitte son poste lorsqu’il comprend que continuer reviendrait à trahir ses patients.
- La dénonciation de la psychiatrie comme instrument de domination : Fanon révèle comment les pratiques psychiatriques coloniales contribuent à l’aliénation des dominés.
Fanon n’est pas seulement présenté comme un penseur ou un militant, mais aussi comme un pionnier d’une psychiatrie décoloniale, pour qui la guérison passe par la libération collective.
Fanon est un film indispensable, à voir de toute urgence. Non pas pour en débattre stérilement, mais pour nourrir nos esprits. Parce que le chapitre des crimes coloniaux est loin d'être clos, l'héritage du psychiatre martiniquais palpite encore dans nos luttes contemporaines: Les Damnés de la Terre (Ed. La Découverte) demeure un manuel instructif.
PM.