Roberto Beneduce est ethnopsychiatre, professeur d'anthropologie médicale et de psychologie interculturelle à l'université de Turin, et directeur du Centre Frantz Fanon de Turin. il mène, depuis les années 80, plusieurs programmes de recherche en Afrique et en Europe, autour des savoirs thérapeutiques traditionnels et leurs transformations, des conséquences psychiques et sociales des violences liées aux phénomènes de guerres, d'occupation ou déplacement de populations, et des politiques d'accueil des étrangers. A partir de ses observations de terrain et ses travaux cliniques, il requestionne non seulement les cadres théoriques de l'intervention ethnopsychiatrique et l'approche des différences culturelles, mais aussi les politiques migratoires et leurs présupposés idéologiques en Italie et en Europe.
C'est avec cette approche, à la fois renouvelée et engagée, que le professeur et ses collaborateurs organisent l'action du centre Frantz Fanon à travers l'aide psychologique et la promotion de la santé et des droits de l'Homme et du Citoyen en faveur des migrants.
Nous l'avons rencontré dans le cadre du projet MIEU (Migration In European Union) à Turin en 2012, et à Toulouse, deux ans après, grâce au programme de mobilité ERASMUS, managé par le Département de Psychologie clinique de l'Université Jean Jaurès de Toulouse-Mirail et l'IFRASS - Institut de Formation et de Recherche en Action Sanitaire et Sociale.
Cette dernière occurrence a permis à Roberto Beneduce de donner quelques cours et conférences au profit des étudiants et des professionnels d'une part, mais aussi de participer aux échanges sur le projet de création d'un espace d'accueil et d'accompagnement de migrants à Toulouse, en écho au centre F. Fanon de Turin dont il est fondateur et directeur.
Je partage dans la section suivante quelques unes de mes notes saisies au cours de ses interventions, en novembre 2014 à Toulouse, reprenant son approche du "migrant" tel qu'il la fonde sur l'œuvre de Frantz Fanon:
"Le migrant a un projet politique (citoyen) dont le praticien a mission de l'en rendre capable."
Paul Mayoka, socio-anthropologue (PhD)
Devant une assistance composée d’étudiants, d’enseignants ou formateurs, mais aussi d’associatifs et de professionnels, Roberto Beneduce présentait les deux préalables au fondement de sa pratique d’ethnopsychiatre dans l’accompagnement des migrants :
• Il récuse une pratique clinique confinée à la psychosomatique car, dit-il, elle passe à côté de la vraie douleur du patient migrant. En effet, ce dernier ne se laisse pas enfermer dans nos catégories cliniques ordinaires; il y oppose une résistance de nature politique et exprime une demande qui échappe à nos modes de diagnostic classiques. Comment pouvoir l’entendre ?
• Son second postulat est tiré de l’œuvre de Frantz Fanon, tous ces écrits, tient à préciser le professeur (y compris ses quatre principaux textes : Peau noire, masque blanc, Les damnés de la terre, La Révolution algérienne…), mais surtout un article publié dans la revue Esprit (« Le syndrome nord-africain », 1952). Le psychiatre y démontre, à partir de son expérience clinique, que "l’objectivité" du médecin est inefficace sans « empathie » et sans conscience et compréhension du système de domination (exploitation, racisme, mépris…) dans lequel s’inscrit sa relation au patient. Autrement « L’objectivité » se retourne toujours contre ceux qui sont en position de faiblesse, insiste-t-il.
Pour R. Beneduce, Frantz Fanon a inventé l’ethnopsychiatrie critique qui impose au praticien de questionner en permanence son propre savoir avant de se prononcer sur autrui « étranger » avec ses formes d’angoisse différentes. Pouvoir l’écouter, c’est avant tout créer les conditions pour que les choses significatives se disent ; c’est-à-dire le mettre à l’aise, ne pas l’assujettir à notre image. C’est ici un acte politique, affirme-t-il, car le thérapeute conduit l’autre à recouvrer sa souveraineté.
Ainsi prendre en considération toutes les angoisses du patient migrant est important, quelles que soient leurs formes, même des plus quotidiennes. En effet, chacune d’elles est une porte d’entrée dans la réalité vécue globalement et profondément par cet autre. C’est ici une pratique qui demande de lui être réellement disponible. On comprendra alors que l’ethnopsychiatrie critique mette l’accent, plus que sur les modes affectif et cognitif, sur la personnalité même du thérapeute. Ce dernier doit être en capacité d’entendre les soucis, les angoisses, l’histoire du migrant ; il a fonction de médiateur, passeur : il a pouvoir politique de le rendre « citoyen ». En effet, « le vrai guérisseur transforme le malade, la victime, en soldat, en héros, qui combat pour sa santé », pour sa vie, comme l’exprime Eric de Rosney (Les yeux de ma chèvre, 1981) ou encore Jeanne Favret-Saada (Désorceler, 2009). C’est ce que nous apprend aussi la théorie psychologique du combattant : le malade cache son agressivité dans sa demande dont le thérapeute a charge de faire ressortir.
Comme le colonisé, le migrant fait face à une violence socio-politique, celle des lois et des dispositifs d’accueil aux noms très évocateurs : centre de rétention en France, centre d’identification et d’expulsion en Italie… lesquels sont si humiliants, déshumanisants, et empêchent de vivre, que le thérapeute, lui qui est du côté de la vie, ne saurait s’en accommoder.
Paul Mayoka, socio-anthropologue (PhD)