Dans les pas d’Albert Schweitzer[1]. Révérence pour la vie face aux violences contemporaines
Par Paul Mayoka, sociologue et anthropologue (Ph. D), Institut SocioAnthropoesis.
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En ces temps de doutes profonds sur l’avenir de l’humanité, marqué par la multiplication des conflits, des crises humanitaires et de la destruction écologique, visiter Kaysersberg puis Gunsbach a pris des allures de pèlerinage. Dans ces villages alsaciens, où un centre et un musée s’emploient à faire connaître la pensée et l’œuvre d’Albert Schweitzer, j’ai trouvé de quoi m’apaiser et continuer à espérer face aux interrogations qui nous traversent. Schweitzer, médecin, théologien, philosophe, musicien et prix Nobel de la paix, y a forgé une éthique universelle : le « respect de la vie », un principe qui transcende les frontières entre les êtres humains et le reste du vivant.
Son intuition, exprimée dans Kultur und Ethik (1923), repose sur une expérience intérieure : « Je suis vie qui veut vivre, au milieu de la vie qui veut vivre ». Cette éthique, qu’il a incarnée à travers son action humanitaire à Lambaréné et son engagement contre la guerre, refuse toute hiérarchie entre les vies. Elle nous rappelle que l’éthique véritable consiste à s’engager sans relâche pour tout ce qui vit, à ne jamais abandonner la vie à la souffrance ou à la destruction quand il est possible de l’aider.
À l’heure où les guerres (en Ukraine, au Proche-Orient, en Afrique), les déplacements forcés et les crises environnementales menacent l’équilibre du monde, sa pensée résonne comme un impératif d’action et de responsabilité. Schweitzer, qui a vécu les deux guerres mondiales, dénonçait la guerre comme « la négation de la vie et de la raison », une faillite morale et spirituelle de la civilisation. Il anticipait aussi les enjeux écologiques, soulignant que « l’homme, en détruisant la nature, prépare son propre anéantissement ».
Son message, à la fois radical et universel, appelle à une mobilisation concrète contre toutes les formes de violence — qu’elles soient militaires, sociales ou environnementales. Face aux défis du XXIe siècle, sa voix reste une boussole : « L’avenir dépend de nous. Il ne viendra que si nous avons le courage de parler, de penser et d’agir pour la vie ».
Trouvons ici des éléments essentiels de sa « révérence à la vie », pensée et action en faveur de l’humain et du vivant Puissent-ils nous donner de renouveler notre rapport au monde et à autrui !
La Révérence pour la Vie : principe fondateur d’une éthique universelle
Schweitzer formule son principe éthique fondamental dans Kultur und Ethik (1923) : « Je suis vie qui veut vivre, au milieu de la vie qui veut vivre » (Schweitzer, Kulturphilosophie II. Kultur und Ethik, München, Beck, 1923, p. 254).
Cette intuition repose sur une expérience intérieure : la reconnaissance de la valeur intrinsèque de toute vie. Elle fonde une éthique universelle qui refuse toute hiérarchisation entre les vies humaines et non humaines. Pour Schweitzer, l’éthique véritable ne se limite pas aux relations interhumaines, mais embrasse l’ensemble du vivant :
« L’éthique véritable consiste à m’engager sans relâche pour tout ce qui vit, à ne jamais l’abandonner à la souffrance et à la mort quand je peux l’aider » (Schweitzer, Civilisation et Éthique, Paris, Albin Michel, 1968, p. 284).
Dans les contextes actuels de guerres, de déplacements forcés et de crises environnementales, cette éthique résonne comme un impératif d’action et de responsabilité globale.
La dénonciation de la guerre comme négation de la vie
Schweitzer vécut les deux guerres mondiales et en mesura la radicale absurdité. Dans sa conférence Nobel, il souligne : « L’humanité n’a pas le droit de détruire ce qu’elle ne peut pas créer. Elle doit refuser la guerre, car elle est la négation de la vie et de la raison » (Schweitzer, La Paix ou la Guerre atomique, Paris, Albin Michel, 1958, p. 27).
La guerre, selon lui, n’est pas seulement une catastrophe politique : elle constitue une faillite morale et spirituelle de la civilisation. Elle détruit la solidarité universelle que l’éthique devrait promouvoir. Face aux conflits contemporains — en Ukraine, au Proche-Orient, en Afrique — Schweitzer aurait dénoncé l’inhumanité des logiques de puissance et rappelé que la paix n’est possible que dans le respect inconditionnel de la vie.
L’environnement naturel : un champ essentiel de l’éthique
Bien avant que l’écologie ne devienne un champ disciplinaire autonome, Schweitzer dénonçait les destructions infligées à la nature par la modernité industrielle : « L’homme s’arroge le droit d’exploiter sans mesure la nature, mais il oublie qu’il en est lui-même une partie, et qu’en l’anéantissant, il prépare son propre anéantissement » (Schweitzer, La Civilisation et l’Éthique, Paris, Albin Michel, 1962, p. 309).
Il proposait une conception unifiée de l’éthique humaine et de l’éthique environnementale, anticipant ainsi les débats contemporains sur l’Anthropocène et le développement durable. À l’heure du réchauffement climatique, de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, la pensée schweitzerienne se révèle prophétique : elle rappelle que la survie de l’humanité est indissociable du respect de la vie naturelle.
Une éthique active et exigeante
La Révérence pour la vie n’est pas une attitude contemplative : elle suppose une praxis concrète. Schweitzer insistait sur la responsabilité individuelle : « Tant que l’homme continuera à détruire impitoyablement la vie de tout ce qui vit, il ne connaîtra pas la paix » (Schweitzer, Révérence pour la Vie, Paris, Albin Michel, 1966, p. 65).
De ce point de vue, l’actualité de Schweitzer est manifeste. Son message appelle à une mobilisation éthique des consciences, non seulement contre la guerre, mais aussi contre les violences structurelles (pauvreté, exploitation économique, discriminations) et les destructions environnementales.
La pensée d’Albert Schweitzer, formulée dans le contexte dramatique du XXe siècle, demeure une boussole pour le XXIe siècle. Elle nous rappelle que la dignité de l’humanité se mesure à sa capacité de protéger et de respecter la vie sous toutes ses formes. En plaçant au centre l’impératif de la Révérence pour la vie, Schweitzer propose une éthique radicale, universelle et toujours actuelle, qui éclaire les défis contemporains liés aux guerres, aux crises humanitaires et écologiques.
À l’heure où l’humanité semble vaciller entre progrès technique et barbarie renouvelée, sa voix résonne comme un appel pressant :
« L’avenir dépend de nous. Il ne viendra que si nous avons le courage de parler, de penser et d’agir pour la vie » (Schweitzer, Nobel Lecture, Oslo, 4 novembre 1954).
Références bibliographiques
- Schweitzer, A. (1923). Kulturphilosophie II. Kultur und Ethik. München : Beck.
- Schweitzer, A. (1962). La Civilisation et l’Éthique. Paris : Albin Michel.
- Schweitzer, A. (1966). Révérence pour la Vie. Paris : Albin Michel.
- Schweitzer, A. (1958). La Paix ou la Guerre atomique. Paris : Albin Michel.
- Schweitzer, A. (1968). Philosophie de la civilisation II : Civilisation et éthique. Paris : Albin Michel.
- Schweitzer, A. (1954). Nobel Lecture, Oslo, 4 novembre. Disponible sur : nobelprize.org.
[1] Invite éponyme du centre Albert Schweitzer de Kaysersberg, village natal du médecin, philosophe…
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