Du dévoiement managérial dans le secteur social : entre narcissisme et formalisme.

Dans certains établissements du secteur social, des dirigeants adoptent des pratiques managériales si autocentrées qu’elles en viennent à dissoudre le sens institutionnel de leurs missions. Selon les témoignages de leurs collaborateurs, ils semblent sourds et aveugles aux équipes et aux usagers, au point que ces derniers ne les jugent plus capables de répondre aux enjeux sociaux et politiques actuels. Ces enjeux appellent pourtant à davantage de cohésion et de bienveillance – sincère ! – et à des modes de gestion plus horizontaux. Ce constat, de plus en plus partagé dans le secteur social, est illustré par cet épisode récent :

Un groupe de formateurs et de professionnels de terrain issus d'établissements différents devait se réunir pour préparer une rencontre internationale. Dès le début de la séance, ils apprennent qu’une des participantes n’a pas pu se libérer. En effet, elle a reçu, le matin même, une convocation de sa hiérarchie pour un point d'urgence en raison de doléances rapportées par une collègue. Ce n'était pas la première convocation. Pourtant, à chaque fois, ni elle ni la supposée victime ne se reconnaissaient dans les propos du manager. Elle ressortait de ces entrevues avec le sentiment que ce dernier cherchait à lui trouver des fautes, malgré son parcours sans accroc.

Autour de la table, plusieurs collègues connaissaient déjà cette situation, qui engendrait stress et fragilisation pour l’intéressée. Ce constat a entraîné une discussion plus large, chacun partageant à son tour son expérience de souffrance au sein des institutions. Les témoignages convergent : les pratiques managériales abusives, qu'elles soient administratives, relationnelles ou psychologiques, sont souvent le fait des managers eux-mêmes. Ce qui frappe, c’est leur aspect violent et délibéré, comme le relevèrent nos collègues scandinaves.

Ces pratiques semblent reposer sur un mode de fonctionnement où tout acte professionnel doit passer par la validation du manager. Cette centralisation excessive se résume à une formule implicite : "l’institution, c’est moi". Toute posture, toute décision, tout discours renvoie systématiquement à la proximité – réelle ou feinte – avec le dirigeant. Assuré de cette légitimation, celui-ci adopte une posture bureaucratique extrême, souvent déconnectée du cœur de l’activité. Derrière cette rigidité, un narcissisme sous-jacent transparaît à peine masqué.

Les agents, eux, se trouvent contraints ou se laissent entraîner dans un système fondé sur l'intéressement et la soumission. Ainsi, des établissements entiers se retrouvent pris dans une logique managériale où les affects, les préférences personnelles et parfois les affabulations du dirigeant influencent directement le fonctionnement institutionnel. Cette intrusion d’une subjectivité envahissante vient parasiter les activités et les processus, détournant les missions sociales de leur essence première. Cette forme de gestion reflète-t-elle l’hyper-individualisme contemporain infiltrant nos institutions ?

En tout cas, il s’agit d’un véritable dévoiement des principes censés placer l’humain au centre. Si la manne publique maintient ces structures à flot, elle ne devrait pas servir à alimenter des dynamiques dignes des jeux de cour. Ce travers managérial constitue une dérive qui délaisse les fondamentaux de la coopération et de l’accompagnement social.

Dans cet univers, toute trace d'âme semble avoir disparu, comme le résument certains collègues : "Circulez, ici on gère !", ou plutôt on "manage", soit, étymologiquement, on "fait le ménage"... pour masquer les dysfonctionnements, comme sur une scène de crime.

Peu à peu, sous l'effet de la peur et de l'usure, les esprits se ramollissent, certains se consument avant de se plier au système iatrogène. Pour survivre, ils deviennent les rouages d’une machine institutionnelle en perte de sens, où chacun joue son rôle dans un "bal des vampires". Il suffirait d'interroger les salariés et les usagers pour percevoir l'ampleur du chaos organisationnel et du vide sémantique derrière les affichages officiels.

"Le propre de la médiocrité, c'est de se croire supérieure", rappelait La Rochefoucauld. Un égo-manager ne se prend jamais pour n'importe qui : il sait tout, se veut au-dessus de tout. Ce qui se joue ici, c’est une forme de mythomanie de survie, nourrie par des désirs sacrificiels qui produisent cycliquement des boucs émissaires. Une vampirisation institutionnelle en règle.

Prisonniers de leur propre mise en scène, les égo-managers ne réalisent même plus qu'ils ne dupent personne, pas même leurs subordonnés, prompts à fermer les yeux pour ne pas compromettre leur propre place. Mais derrière eux, les "petits cadavres" s’empilent dans les placards. Malheur à celui qui tenterait d’en ouvrir la porte : son sort est scellé, avertissent certains collègues. C'est le syndrome de la psychophagie institutionnelle sous l'empreinte des égo-managers.

Le malaise du secteur ne s'explique donc pas seulement par la réification induite par les politiques actuelles, mais aussi par cette dérive psychophagique des institutions, devenues de véritables mangeuses d'esprits. Les travailleurs sociaux désormais libérés de ces structures en témoignent : "L'institution a perdu son âme", "Je n'y retrouvais plus les valeurs qui m'y avaient conduit", "J'y ai subi trop de violences"... "C'est pour cela que j'ai préféré devenir indépendant, pour retrouver du sens dans mon activité".

Ainsi, sous l'effet du sophisme managérial et des illusions d'antan, les institutions sociales se transforment en microcosmes gangrenés par le clientélisme. Les missions deviennent des apparences, et les agents, des "engagés volontaires" pour maintenir l'illusion. Adieu collaboration, esprit d'équipe et reconnaissance des compétences : ici, la valorisation passe par la servitude volontaire.

P. Mayoka, sociologue et anthropologue

 

 

Tag(s) : #Politiques sociales, #Travail Social, #Psychologie, #sociologie
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