Le délitement des familles sous dictature en Afrique centrale
Les régimes autoritaires en Afrique centrale auront laissé des cicatrices profondes sur les sociétés qu’ils gouvernent. Au-delà des violations des droits humains et de la répression politique, ces dictatures ont insidieusement déstructuré les fondements mêmes de la famille, institution pourtant centrale dans les cultures africaines. Si les périodes esclavagistes et coloniales ont été largement étudiées pour leurs impacts dévastateurs, l’influence destructrice des dictatures modernes sur les structures familiales reste souvent négligée. Cet article explore comment ces régimes, par leur longévité et leur nature oppressive, corruptrice et de captation, ont contribué à la désintégration des valeurs familiales, plongeant les individus dans une lutte quotidienne pour la survie et exacerbant les tensions sociales.
Les dictatures : une oppression systémique et durable
Les dictatures en Afrique centrale, qu’elles se maintiennent au pouvoir par la force militaire, la manipulation électorale ou la corruption, partagent une caractéristique commune : leur longévité. Ces régimes s’enracinent souvent pendant des décennies, suffisamment pour infiltrer tous les aspects de la vie sociale, économique et culturelle. En privant les populations de libertés fondamentales, en captant les richesses nationales et en institutionnalisant la corruption, ces systèmes créent un environnement où la survie devient la priorité absolue.
Cette oppression systémique ne se limite pas à la sphère politique. Elle s’étend à la cellule familiale, autrefois considérée comme un refuge face aux difficultés extérieures. Privées de ressources économiques et confrontées à l’arbitraire des régimes, les familles perdent peu à peu leur capacité à fonctionner comme des unités de soutien et de solidarité.
La disparition des valeurs familiales traditionnelles
Or, quelle que soit l'appartenance ethnique, la famille a toujours fait fonction de lieu où se transmettent les valeurs de respect, de bonne conduite, de confiance et d’entraide. Sous le règne des dictatures, ces valeurs s’effritent progressivement. Les parents, confrontés à la pauvreté et à l’insécurité, sont souvent incapables de remplir leur rôle éducatif et protecteur. Les enfants, privés de modèles stables, grandissent dans un climat d’incertitude et de peur. La solidarité familiale, autrefois inébranlable, cède la place à des stratégies individuelles de survie. Les frères et sœurs se retrouvent en concurrence pour des ressources limitées. Accablés par le poids de la précarité, ils s'enfoncent dans le déni et se livrent à des croyances mystiques. Cette dégradation des relations familiales crée un vide émotionnel et moral, propice à l’émergence de comportements destructeurs.
La violence intrafamiliale et la montée de la criminalité
L’un des effets les plus visibles du délitement des familles est l’augmentation des conflits internes, souvent marqués par la violence. Dans un contexte où la frustration et le désespoir dominent, les disputes familiales dégénèrent facilement en agressions physiques et verbales. Les enfants, exposés à cette violence dès leur plus jeune âge, reproduisent ces mêmes schémas dans leurs propres interactions sociales.
Par ailleurs, la figure du « kuluna » (jeune délinquant) ou du « bébé noir » (jeune criminel en bande) illustre tragiquement cette dérive. Ces termes, devenus synonymes de criminalité urbaine, reflètent une réalité où les jeunes, privés de repères et d’opportunités, se tournent vers des activités illégales pour survivre. Cette criminalité, souvent perçue comme un phénomène extérieur à la famille, trouve en réalité ses racines profondes dans la désintégration des structures familiales.
L’exploitation de la détresse psychologique
Dans un environnement marqué par la peur et l’incertitude, les individus cherchent désespérément des réponses à leurs souffrances. C’est dans ce contexte que prospèrent les prétendus « guides spirituels » (prophètes, maîtres, apôtres ou autres autoproclamés) ou « marabouts » (ici, les nganga ou ngunza), qui exploitent la détresse psychologique des populations. Promettant protection, richesse ou guérison, ces figures manipulent les esprits fragilisés, renforçant ainsi le cycle de la dépendance et de la désillusion, tout comme le mécanisme de désignation du bouc émissaire ou de l’ensorceleur.
Cette quête de réconfort spirituel, bien que compréhensible, détourne les individus des actions collectives nécessaires pour résister à l’oppression ou la combattre. Elle contribue également à maintenir les populations dans un état de passivité, favorable aux régimes autoritaires.
Le rôle des dictatures dans la destruction du tissu social
Les dictatures en Afrique centrale ne se contentent pas de réprimer les oppositions politiques. Elles sapent méthodiquement les fondements de la société, en particulier la famille, pour consolider leur emprise. En privant les populations de ressources économiques, en instillant la peur et en encourageant la corruption, ces régimes créent un climat d'insécurité et de méfiance généralisée.
La famille, autrefois lieu de transmission des valeurs et de résistance face à l’adversité, devient alors un espace de tension et de conflit. Cette déstructuration du tissu social permet aux dictatures de maintenir leur pouvoir, car une société fragmentée est plus facile à contrôler.
Une lueur d’espoir dans l’obscurité
Le constat est sombre : les dictatures en Afrique centrale ont non seulement réprimé les libertés individuelles, mais elles ont également détruit les structures familiales, plongeant les populations dans un cycle de violence et de désespoir. Cependant, il est essentiel de mettre en lumière ces réalités pour espérer un changement.
La résilience des populations, malgré les épreuves, offre une lueur d’espoir. En renforçant les initiatives locales, en soutenant l’éducation et en promouvant des valeurs de solidarité, il est possible de faire renaître ce qui a été détruit. La lutte contre les dictatures ne se limite pas à la sphère politique, elle passe également par la restauration du tissu social et familial, pierre angulaire de toute société.
La nuit peut sembler longue, mais chaque action, aussi petite soit-elle, contribue à éclairer le chemin vers un avenir meilleur. Il est temps de briser le silence et d’agir pour mettre fin à cette spirale destructrice.
Paul Mayoka, sociologue et anthropologue
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